Pourquoi les violations de données aériennes sont cruciales - et pourquoi le cas Qantas aurait pu être pire
Hippolyte Valdegré
Pourquoi les violations de données aériennes sont cruciales - et pourquoi le cas Qantas aurait pu être pire
Les compagnies aériennes sont une cible de choix pour les pirates en raison de la quantité massive de données personnelles qu’elles collectent - et aucune donnée n’est plus convoitée par les criminels que les passeports et les cartes d’identité gouvernementales.
Selon l’entreprise spécialisée dans la suppression de données personnelles et la confidentialité Incogni, les fuites de passeports et d’identités présentent un « risque grave et à long terme de vol d’identité ». Contrairement aux cartes de crédit, les documents de voyage sont difficiles à remplacer et peuvent être exploités pendant des années dans des fraudes d’identité synthétique, de faux documents de voyage et d’escroqueries d’usurpation d’identité.
C’est précisément pour cette raison que la fuite de données clients de Qantas Airways cette semaine, perpétrée par le groupe de menaces Scattered LAPSUS$ Hunters, aurait pu être bien plus grave. Les données divulguées comprenaient des noms, des adresses e-mail et des détails de programme de fidélité, une petite quantité de données plus personnelles comme les adresses, les dates de naissance et les numéros de téléphone, mais «aucune donnée de carte de crédit, d’informations financières personnelles ou de détails de passeport n’a été touchée», selon Qantas.
Bien que Qantas ait évité le type de fuite le plus dommageable, les consommateurs restent exposés à des risques, souligne Incogni. «Même lorsque les données de paiement ou de passeport ne sont pas exposées, les identifiants personnels tels que les noms, les dates de naissance et les détails de programme de fidélité peuvent suffire à déclencher des fraudes à grande échelle», explique Darius Belejevas, responsable d’Incogni, à The Cyber Express. «Les attaquants combinent souvent ces informations avec des données provenant d’autres violations pour construire des profils d’identité détaillés.»
Cet incident met également en lumière le risque croissant des fournisseurs tiers, l’incident étant lié à l’ingénierie sociale Salesforce et à des violations tierces. «Le cas Qantas montre comment un fournisseur compromis peut avoir des répercussions dans de multiples secteurs, exposant des millions d’enregistrements clients dans un seul incident», ajoute Belejevas.
L’augmentation des violations de données aériennes
Selon la base de données de renseignement sur les menaces de Cyble, plus de 20 violations de données aériennes ont été revendiquées par des acteurs de menaces sur le dark web depuis le début de 2025, soit une augmentation d’environ 50% par rapport à la même période de 2024. Une partie de cette augmentation s’explique par un recentrage du secteur par Scattered Spider et l’alliance plus large Scattered LAPSUS$ Hunters, mais d’autres groupes de menaces semblent également cibler le secteur aérien.
L’incident le plus récent s’est produit cette semaine, lorsque le groupe de rançongiciel CL0P a affirmé détenir des données d’Envoy Air, transporteur régional d’American Airlines.
Envoy Air a confirmé l’incident dans un communiqué adressé à The Cyber Express, mais a précisé que aucune donnée client n’était impliquée. «Nous sommes au courant de l’incident concernant l’application Oracle E-Business Suite d’Envoy», a déclaré Envoy Air à The Cyber Express. «Dès que nous avons eu connaissance du problème, nous avons immédiatement lancé une enquête et avons contacté les forces de l’ordre. Nous avons effectué un examen approfondi des données en cause et avons confirmé qu’aucune donn sensible ou client n’a été affectée. Une quantité limitée d’informations commerciales et de coordonnées commerciales aurait pu être compromise.»
WestJet, qui a subi une violation de données en juin de cette année, n’a pas eu cette chance, car la violation a exposé certains documents de voyage des passagers comme les passeports et autres informations d’identification gouvernementale. WestJet a répondu en offrant aux clients affectés 24 mois de protection et de surveillance contre le vol d’identité gratuits, mais Incogni met en garde contre le fait que les documents d’identité compromis «peuvent alimenter la fraude bien plus longtemps» que deux ans.
Tendances des cybermenaces dans le secteur aérien en 2025
L’année 2025 marque une accélération inquiétante des cyberattaques ciblant le secteur aérien mondial. Selon les analyses de Cyble, le nombre de violations de données aériennes revendiquées sur le dark web a augmenté de près de 50% par rapport à 2024. Cette tendance s’explique par plusieurs facteurs :
- L’attention accrue portée par des groupes de cybercriminals organisés comme Scattered Spider et l’alliance Scattered LAPSUS$ Hunters
- La valeur exceptionnelle des données de passeports et d’identités sur les marchés illégaux
- La complexité croissante des écosystèmes numériques des compagnies aériennes
- Les vulnérabilités persistantes dans les chaînes d’approvisionnement numériques
Ces attaques ne se limitent pas aux grandes compagnies aériennes. Même les transporteurs régionaux et les sous-traitants aéroportuaires deviennent des cibles de choix, comme l’ont démontré les récents incidents chez Envoy Air et WestJet.
Les enjeux spécifiques des données de passeport et d’identité
Contrairement aux autres types de données personnelles, les informations contenues dans les passeports et les cartes d’identité présentent des risques uniques et particulièrement graves lorsqu’elles sont compromises.
Risques à long terme
Les documents d’identité gouvernementaux sont difficiles à remplacer et leur vol peut avoir des conséquences qui durent des années, voire des décennies. Contrairement à une carte de crédit qui peut être facilement annulée et remplacée, un passeport volé peut être utilisé pour :
- Créer des identités synthétiques en combinant avec d’autres données volées
- Falsifier des documents de voyage pour franchir illégalement les frontières
- Mettre en place des usurpations d’identité complexes et durables
- Alimenter des réseaux criminels organisés spécialisés dans la traite des êtres humains
Marché noir des documents volés
Sur le dark web, les passeports et autres documents d’identité gouvernementaux représentent l’un des biens les plus précieux. Selon les analystes de Cyble, un passeport européen ou nord-américain complet peut se négocier entre 1 000 et 3 000 dollars, selon sa nationalité et la qualité des données associées.
Ces documents sont souvent vendus en lots, permettant aux criminels de créer des profils d’identité complets et cohérents pour des opérations à grande échelle. La combinaison de données issues de différentes violations, comme celles des compagnies aériennes, des banques ou des gouvernements, permet de construire des identités virtuelles quasi indétectables.
L’impact sur les passagers
Pour les voyageurs, la compromission de leurs données personnelles par une compagnie aérienne peut avoir des conséquences matérielles et psychologiques significatives.
Conséquences financières
Même sans données bancaires directes, les informations de base volées peuvent servir à :
- Ouvrir des comptes bancaires ou des lignes de crédit frauduleux
- Passer des commandes en ligne avec livraison à des adresses différente
- Mettre en place des abonnements frauduleux à des services payants
- Utiliser les informations de fidélité pour accumuler des avantages indûment
Conséquences administratives
La procédure de renouvellement d’un passeport en cas de vol est longue, complexe et coûteuse. Les voyageurs doivent :
- Signaler le vol aux autorités compétentes
- Fournir des preuves d’identité alternatives
- Payer les frais de renouvellement à nouveau
- Potentiellement reporter ou annuler leurs voyages en attente du nouveau document
- Assumer les coûts liés à l’annulation ou au changement des réservations existantes
Ces procédures peuvent prendre plusieurs semaines, créant une situation de grande précarité pour les voyageurs, notamment ceux qui ont des déplacements professionnels ou personnels urgents.
La vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement numériques
L’incident chez Qantas met en lumière un problème systémique : la dépendance des compagnies aériennes à des écosystèmes numériques complexes et interconnectés.
Le cas Salesforce chez Qantas
Selon les enquêtes initiales, la violation chez Qantas serait liée à une compromission de Salesforce, plateforme CRM utilisée par de nombreuses entreprises. L’attaque aurait été menée par ingénierie sociale, une technique qui exploite la confiance humaine plutôt que les vulnérabilités techniques.
Ce cas illustre parfaitement le concept de chaîne d’approvisionnement numérique : une faille de sécurité chez un fournisseur tiers peut entraîne des conséquences désastreuses pour ses clients, même indirects. Les pirates n’ont pas besoin d’attaquer directement Qantas ; ils peuvent compromettre un fournisseur commun pour accéder aux mêmes données.
Stratégies d’attaque contre les fournisseurs tiers
Les cybercriminels adoptent des approches sophistiquées pour exploiter les écosystèmes numériques :
- Ingénierie sociale ciblée : Hameçonnage spécifiquement conçu pour compromettre les comptes des fournisseurs
- Vulnérabilités zero-day : Exploitation de failles non encore patchées dans les logiciels tiers
- Attaques par déni de service : Pour détourner l’attention et créer des opportunités d’intrusion
- Infiltration lente : Installation progressive d’outils malveillants pour éviter la détection
Impact sur l’industrie
Le cas Qantas n’est pas isolé. De nombreuses autres compagnies aériennes et entreprises de voyage dépendent des mêmes fournisseurs tiers pour des fonctions critiques :
- Systèmes de réservation
- Gestion de la fidélité
- Traitement des paiements
- Services clients
- Marketing et communication
Cette interdépendance crée un risque systémique : une seule faille peut potentiellement affecter des dizaines d’acteurs du secteur simultanément.
Stratégies de défense pour les compagnies aériennes
Face à ces menaces émergentes, les compagnies aériennes doivent adopter des stratégies de cybersécurité renforcées et adaptées à leurs spécificités.
Évaluation rigoureuse des fournisseurs
Avant d’engager un fournisseur tiers, les compagnies aériennes devraient :
- Exiger des preuves d’une sécurité certifiée (ISO 27001, SOC 2)
- Réaliser des audits de sécurité approfondis
- Mettre en place des clauses contractuelles strictes en matière de protection des données
- Établir des mécanismes de surveillance continue de la posture de sécurité
Segmentation des réseaux
Pour limiser l’impact potentiel d’une intrusion, les compagnies aériennes doivent :
- Isoler les systèmes critiques des réseaux accessibles depuis l’extérieur
- Mettre en place des zones démilitarisées (DMZ) strictement contrôlées
- Limiter l’accès aux données sensibles aux seuls personnels autorisés
- Utiliser des solutions de micro-segmentation pour diviser les réseaux internes
Surveillance avancée
La détection précoce des anomalies est essentielle pour limiter les dégâts :
- Déployer des solutions de détection d’intrusion en temps réel
- Mettre en place des systèmes de gestion des informations et événements de sécurité (SIEM)
- Utiliser l’analyse comportementale pour identifier les activités suspectes
- Établir des protocoles d’intervention rapide en cas d’incident
Comment se protéger face aux violations de données aériennes
Incogni recommande aux personnes touchées par des violations de données aériennes - et aux voyageurs en général - de prendre des mesures proactives pour se protéger, notamment :
Mesures immédiates à adopter
S’inscrire à la surveillance de la fraude d’identité si elle est proposée
De nombreuses compagnies aériennes offrent des services de protection contre le vol d’identité après une violation. Ces services comprennent généralement :
- Surveillance des données sur le dark web
- Alertes en cas d’utilisation frauduleuse de vos informations
- Assistance pour la récupération d’identité
- Assurance couvrant les pertes financières potentielles
Signaler les appels suspects et les tentatives de phishing aux antifraude nationaux tels que le Centre Antifraude du Canada ou la FTC aux États-Unis
Ces organismes collectent des informations précieuses sur les campagnes d’escroqueries en cours et peuvent aider à prévenir d’autres victimes. En France, la plateforme Pharos (Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse et de Recherche d’Outils de Signalisation) permet de signaler ces tentatives.
Utiliser des mots de passe forts et uniques ainsi qu’une authentification multi-facteurs sur tous les comptes en ligne
Cette mesure de base mais cruciale peut empêcher les attaquants d’accéder à d’autres comptes même si vos identifiants ont été volés. Un gestionnaire de mots de passe peut vous aider à maintenir cette bonne pratique.
Supprimer vos informations personnelles des sites de courtage en données et de recherche de personnes pour couper «l’un des raccourcis les plus faciles pour les escrocs»
De nombreux sites web commercialisent vos informations personnelles sans votre consentement. Des services comme Incogni aident à supprimer ces données de dizaines de plateformes.
Protection à long terme des données de voyage
Au-delà des mesures immédiates, voyageurs et professionnels doivent adopter des pratiques de protection continues :
Surveillance des documents officiels
- Vérifier régulièrement l’absence d’activité suspecte liée à vos documents
- Signaler immédiatement toute utilisation non autorisée de vos informations
- Renouveler proactivement vos documents si vous soupçonnez une compromission
- Conserver des copies numériques sécurisées de vos documents importants
Sécurisation des comptes en ligne
- Activer l’authentification multi-facteurs sur tous les comptes sensibles
- Utiliser des mots de passe uniques et complexes pour chaque service
- Examiner régulièrement les paramètres de confidentialité des comptes
- Fermer les comptes inutilisés pour réduire la surface d’attaque
Conscience des menaces spécifiques
- Méfiance envers les e-mails ou messages demandant des informations personnelles
- Vérification systématique des sites web avant de saisir des données sensibles
- Attention aux offres promotionnelles ou aux communications inattendues
- Formation aux techniques d’ingénierie sociale et de phishing
Le rôle des régulateurs et des initiatives gouvernementales
Face à l’augmentation des cybermenaces dans le secteur aérien, les régulateurs et gouvernements du monde entier réagissent par des initiatives visant à renforcer la protection des données.
Nouvelles réglementations européennes
L’Union Européenne continue de durcir son cadre réglementaire avec :
- Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) qui impose des sanctions sévères en cas de violation
- La Directive NIS2 (Network and Information Systems) qui étend les obligations de sécurité aux secteurs critiques
- Les nouvelles propositions de réglementation sur la cybersécurité des infrastructures essentielles
Ces textes légaux obligent les compagnies aériennes à mettre en place des mesures de protection robustes et à notifier les violations dans des délais stricts.
Initiatives nationales
Plusieurs pays ont développé des programmes spécifiques pour protéger le secteur aérien :
- Le programme « CI Fortify » en Australie qui renforce la cybersécurité des infrastructures critiques
- Le cadre de cybersécurité pour l’aviation civile aux États-Unis
- Les initiatives du Centre National de Cybersécurité (ANC2R) en France
- Le programme de certification des systèmes de gestion de la sécurité de l’aviation civile (SMS)
Ces programmes visent à créer un cadre de protection harmonisé et adapté aux spécificités du secteur aérien.
Les responsabilités des compagnies aériennes
Les compagnies aériennes ont des obligations légales et éthiques fondamentales en matière de protection des données de leurs passagers.
Obligations légales
- Respect du RGPD et des réglementations nationales sur la protection des données
- Notification des violations aux autorités compétentes dans les 72 heures
- Information claire et transparente des clients en cas d’incident
- Mise en place de mesures de sécurité proportionnées au risque
Démarches proactives
Au-delà des obligations légales, les compagnies aériennes devraient :
- Investir dans des audits de sécurité réguliers par des tiers indépendants
- Participer à des programmes de partage d’informations sur les menaces
- Collaborer avec les autorités pour améliorer les mécanismes de réponse aux incidents
- Former régulièrement leur personnel aux bonnes pratiques de cybersécurité
Transparence envers les clients
En cas d’incident, les compagnies aériennes doivent :
- Communiquer rapidement et de manière transparente
- Fournir des informations précises sur les données exposées
- Indiquer les mesures prises pour contenir la violation
- Proposer des solutions concrètes pour protéger les clients affectés
Cette approche proactive et transparente non seulement respecte les obligations légales, mais contribue également à maintenir la confiance des clients.
Conclusion - Vers une cybersécurité renforcée dans le transport aérien
Les récents incidents chez Qantas, WestJet et Envoy Air ne sont que la partie visible d’une tendance inquiétante : l’augmentation ciblée des cyberattaques contre le secteur aérien mondial. Ces violations ne représentent pas seulement un risque financier ou opérationnel pour les compagnies ; elles mettent en jeu la sécurité et la vie privée de millions de passagers dont les données les plus sensibles, notamment les passeports et documents d’identité, sont exposées.
Le cas Qantas, bien que moins grave qu’il aurait pu l’être, illustre parfaitement les défis contemporains de la cybersécurité dans un secteur de plus en plus interconnecté. La dépendance aux fournisseurs tiers crée des vulnérabilités systémiques qu’aucune organisation ne peut ignorer. Comme le souligne Ron Zayas, PDG d’Incogni : «Les individus et les organisations doivent mieux protéger, et quand possible par tous les moyens nécessaires ne pas partager, les données sensibles dans une ère où elles sont désormais utilisées non seulement volées par les cybercriminels et les États-nations mais aussi par des organisations légitimes qui les utilisent à leurs propres fins pour manipuler des résultats spécifiques.»
Face à ces défis, une approche multi-parties prenantes est indispensable : compagnies aériennes, fournisseurs, régulateurs et passagers doivent chacun jouer leur rôle dans la création d’un écosystème de transport aérien numérique résilient. La cybersécurité n’est plus une option mais une condition essentielle de la confiance dans le transport aérien moderne.